Passage de la ligne

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Peur de l’inconnu aux premiers temps des grandes traversées, sortie d’un Pot au Noir toujours éprouvant, la marine à voile a longtemps fait du « passage de la ligne », comme on appelle le franchissement de l’équateur, un rituel prétexte à bien des cérémonies d’un genre païen, pas toujours teintées du meilleur goût. Il y avait, bien sûr, les offrandes à Neptune, mais aussi l’intronisation des nouveaux venus dans l’hémisphère sud. Le rituel commençait toujours par le rassemblement des bizuths avant que Neptune (choisi parmi les matelots les plus expérimentés) ne les baptise à coups d’épluchures, de farine et restes alimentaires divers. Venait ensuite le salut au dieu des océans et à son épouse Amphitrite. Enfin, la séance se ponctuait par le bain de la purification qui permettait aux néophytes d’entrer débarrassés de leurs souillures dans les eaux de l’hémisphère sud. Ces bizutages étaient souvent une sorte d’exutoire pour des navigateurs usés nerveusement d’avoir passé des heures dans le Pot au Noir. C’était enfin, une sorte de défouloir de certaines rancœurs accumulées puisque, quelques heures durant, la hiérarchie usuelle du bord n’avait plus court. Il reste que le rituel du passage de la ligne a toujours été soumis aux impératifs de la marche du bateau. Que les vents soient favorables et le commandant savait couper court à la cérémonie ; certains cap-horniers se souviennent encore d’une journée de labeur comme les autres. Aujourd’hui, seuls les bateaux de la Marine Nationale continuent de se prêter régulièrement au petit jeu de l’hommage à Neptune. A bord des navires de commerce où des équipages cosmopolites aux cultures très éloignées peinent parfois à se comprendre, les traditions se sont perdues… Pour les navigateurs engagés dans les tours du monde, la course contre la montre ne permet pas non plus de musarder : une offrande à Neptune sous forme de quelques gouttes de champagne constitue le plus souvent le service minimum que consentent à fournir quelques hommes et femmes pressés. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était.

Pierre-François Bonneau, extrait « D’un hémisphère à l’autre » – Barcelona World Race

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