Zenith

massif des Écrins

Nous avons remonté bien des vallées, au fond desquelles nous sont appa­rues des cimes de toutes formes et de tous noms. Chacun de ces souvenirs est marqué pour nous d’une heure du jour ou de la nuit, d’une saison, d’une couleur particulière de la roche. Mais ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel est la qualité d’une émotion qui ne vieillit pas mal­gré les années et malgré la ré­pétition d’un spectacle qui nous est, à la longue, devenu familier.

Cela commence toujours de la même façon. On ne voyait rien devant soi que la monoto­nie des éboulis, que la ligne amollie des pâturages, lorsque, tout à coup, surgit un détail, tellement éloigné en profon­deur et en altitude, marqué d’un tel signe qu’il devient dé­sormais impossible d’en déta­cher le regard. A ce pouvoir de fascination on reconnaît la hau­te montagne.

Point n’est besoin pour être asservi de découvrir une chaîne immense. Le moindre morceau de glace ou de roc y suffit s’il appartient vraiment au monde d’en haut et si, par lui, nous est révélée l’ALTITUDE.

Comme la mer nous permet de percevoir l’étendue, la haute montagne nous rend sensibles les profondeurs immenses du ciel. Nous aimons les nuages pour leur fantaisie sans cesse mouvante et pour les jeux que fait à travers eux la lumière, mais l’impression qu’ils pro­duisent sur nous est sans ver­tige ; à des hauteurs qui nous restent inconnues, ils flottent, sans liaison avec notre sol. Un arbre, au contraire, emprisonne dans ses ramures une quantité bien définie de l’espace; un clocher nous en fait connaître davantage; les montagnes sont les plus grands clochers de la terre. Elles nous émeuvent par l’excès même d’une continuité à laquelle nos sens ne sont pas habitués. Par une transition insensible, de repère en repère, notre regard s’élève vers des régions encore terrestres, mais retranchées dans l’inaccessible, voilées par des couches d’air de plus en plus bleues. Étonnée par le spectacle de ces dimen­sions si différentes de la sienne, notre petitesse humaine croit découvrir en elles une image de l’infini.

Les monts ne sont pas l’in­fini mais ils le suggèrent. On les a confondus avec l’altitude; autant confondre l’âme et ses visages, la vérité et ses témoi­gnages.

Bien peu ont su dépasser les indications grossières de leurs sens, entendre le silence, voir l’invisible. C’est la perception de l’abîme sans contours qui a fait jeter à Pascal son cri d’effroi. Plus près de nous, Mallarmé devient d’une clarté tragique si nous lui prêtons un sentiment de l’altitude, aigu jusqu’à la souffrance et au vertige. 11 con­naît tout d’instinct : le silence musical, la lumière sombre, les noces de la neige et de l’azur; il rêve de pureté et de stérilité, de métaux polis et de cristaux, de pierreries, de gel. Sa poésie est un diamant noir.

Tel est le monde de l’altitude que nous avons cherché, recon­nu, en escaladant les plus hau­tes montagnes. Souvent nous en avons goûté la saveur. Il en est resté au plus profond de nous une inguérissable nostal­gie. Qui une fois a connu l’al­titude en reste hanté.

Toute notre jeunesse fut troublée par un appel mystérieux qui n’était pas celui de l’amour. Parfois, il s’éveillait en nous comme une impatience vivace à la vue d’un pêcher en fleurs, d’un ciel étoilé ou bien lorsque le hasard des vents nous jetait un souffle d’air glacé au visage. Nous pressentions un monde inconnu, celui des hori­zons immenses et de la liberté. Les premiers glaciers que nous vîmes ne nous causèrent au­cune surprise; rien ne pouvait être de nous plus attendu que cette fête de lumière, que cette altitude bleue dont la vérité nous était enfin confirmée par les apparences sensibles de la haute montagne.

Depuis le jour déjà lointain de cette rencontre entre notre rêve et le réel, l’altitude nous est devenue familière. Par une persévérance attentive, par une longue série d’observations et de confidences, nous avons ap­pris à connaître les signes par lesquels elle se manifeste. Que de l’union mystérieuse des mots naisse la réalité de ce qui ne saurait être décrit.

Lorsque notre sang bat dans nos tempes ; lorsque l’air glacé dessèche notre gorge et pénètre au plus profond de nous-mêmes comme un fluide infini­ment précieux et vivifiant ;

Lorsque nous n’avons plus faim, mais soif et que tout nous devient effort, geste ou pensée; lorsque le froid est tel que le piolet colle à nos mains et que les horizons sont embués par nos larmes ;

Lorsque la surface de notre terre nous apparait comme un visage vivant, mais comme le visage ravagé d’une créature qui aurait beaucoup souffert ;

Lorsque d’un seul coup d’œil, nous découvrons les déchire­ments et les blessures ancien­nes, les alliances compliquées des chaînes, l’union ou le di­vorce des eaux ;

Lorsque toute vie animale ou végétale est absorbée dans le creuset gigantesque ;

Lorsque, du fond des vallées, s’élève et meurt à nos pieds la grande voix géologique, la plainte immense de la terre, faite des mille bruits d’en bas, bruits de l’érosion, de l’eau et du vent ;

Lorsque nous sentons que cette plainte, épuisée par sa longue ascension, est incapable d’enta­mer le grand silence supérieur;

Lorsque la perfection même de ce silence est telle qu’elle blesse nos sens ;

Lorsque nous percevons com­me un frissonnement de l’es­pace ;

Lorsque les astres nous appa­raissent en plein jour ;

Lorsque la lumière native glisse d’un infini transparent et noir, lumière obscure comme une lumière qui aurait perdu son reflet;

Lorsque cette lumière pénè­tre directement nos yeux sans les blesser ; mais lorsque la première neige nous réfléchit cette même lumière avec une violence à nous rendre aveu­gles;

Alors, nous reconnaissons l’altitude.

Pierre Dalloz
source : Zenith de Pierre Dalloz