J’ai rêvé la nuit verte

(…)
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur,
La circulation des sèves inouïes
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.

J’ai suivi des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le muffle aux Océans poussifs ;

J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides,
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères, aux peaux
D’hommes, des arcs-en-ciel tendus comme des brides,
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux ;

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan,
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises.
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient des arbres tordus, avec de noirs parfums.
(…)
Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre, 1895

source : https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A9sies_(Rimbaud)/%C3%A9d._Vanier,_1895/Le_Bateau_ivre